Le monologue de Don Oeconomicus
Ô rage ! ô désespoir ! ô dilemme ennemi !
N’ai-je donc vécu que pour cette comédie ?
Et ne suis-je blanchi dans la recherche du bonheur
Que pour voir en un jour que ma quête est un leurre ?
Mes choix, qui mettent en balance le pour et le contre,
Mes choix, pesés au trébuchet et à la montre
Pour me satisfaire au bout de chaque arbitrage,
Ne semblent-ils pas futiles au bout de mon âge ?
Ô cruelle et illusoire rationalité !
Cette course est vaine, quel manque d'opportunité !
Je vois mieux aujourd'hui l'issue de ce jeu-là !
Je renonce à Charybde pour tomber sur Scylla !
Cette tragicomédie vire au casse-tête,
Quelle médication pour guérir mes maux de tête ?
Toi, en lisant ces vers, entends ma complainte,
Mon drame est le tien, mon empathie n'est pas feinte.
Tu pousses ton avantage à en perdre l'absolu,
Tu accumules sans cesse au-delà du surplus,
De cet artifice tu te fais un piédestal,
Mais tu envies ceux de la foule sentimentale.
Tu te rêvais grand homo œconomicus,
A l'heure des comptes, tu ne vois plus que le minus,
Va, quitte dès aujourd'hui ce mauvais chemin,
Passe, pour te sauver, à un autre demain.
Corneille, Le Cid
Acte I, scène 4, Don Diègue
Il s'agit du monologue célèbre de Don Diègue
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie (1) ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle (2), et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité (3) fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne (4),
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace (5) inutile ornement,
Fer (6), jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade (7), et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.
Notes :
1 - Infamie : déshonneur, honte.
2 - Querelle : cause.
3 - Nouvelle dignité : Don Diègue a été fait gouverneur du prince de Castille, motif de la colère du comte de Gormas qui l’a insulté.
4 - Insigne : remarquable, extraordinaire.
5 - Un corps tout de glace : un corps refroidi par la vieillesse (voir le vers : « Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers»).
6 - Fer : épée.
7 - Parade : parure (décoration inutile).
L’homo oeconomicus : de quoi parle-t-on ?
Cette expression désigne l’homme rationnel qui utilise les ressources dont il dispose de manière à en tirer la satisfaction (ou "utilité") la plus élevée possible. Cette utilité ne se réduit pas à la consommation : elle peut inclure un don, un service rendu à autrui ou toute autre démarche altruiste procurant de la satisfaction à celui ou celle qui l’effectue. Ce que Bernard Maris, dans Plaidoyer (impossible) pour les socialistes (Albin Michel, 2012), interprétait ainsi : homo oeconomicus est "l’homme d’Adam Smith, de Marx ; l’homme des eaux glacées du calcul égoïste. Egoïste. Narcissique. Ne pense qu’à lui. Réalise le bien social à partir des égoïsmes privés. Vices privés, vertu publique. Homo oeconomicus fait le pari libéral : l’homme est mauvais, mais l’équilibre des méchancetés réalise le bonheur public."
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/lhomo-oeconomicus/00080762